Hervé Guibert


Lettre d'Egypte


Louxor, le 23 mars 19..

Thierry, cher Thierry,


Nous avons quitté Le Caire dans une tempête de poussière, infecte et usante, au mieux safranée, qui avait raison de nos yeux, de notre souffle, de notre moral: nous sentions le sable mauvais emplir lentement nos cerveaux pour en noircir le sang et l'humeur. Le trafic du Caire a la même inéluctabilite qu'un sablier, on se demande comment l'esprit peut survivre a ces atteintes. Imagine un bouchon sur une autoroute francaise, le jour des departs en vacances: la chaleur, le soleil, la poussiere, et tout le monde qui perd la tête et se met a klaxonner insensément. II faut traverser cet enfer avant de trouver l'oasis, un peu de vert, quelques palmiers, un souffle d'air. Ici l'air est bon, chaud et frais, réconfortant. Dans le hall de l'hôtel, on vend des bobs et des chasse-mouches. Laissons plutôt les mouches faire leur chemin sur nos visages. Me voila avec Hans Georg dans un coin d'ombre du jardin, près des balançoires. II y en a toujours un qui se met a vivre, intensément, une tristesse inexplicable: ce ne peut être la même, et nous serions dissous si elle survenait au même moment. Depuis hier soir -la nuit reste un répit plus angoissé — je suis dans un état de quiétude et de vacance. J'ai eu du plaisir, ce matin, dans la glace de la salle de bains, dont la fenêtre grande ouverte et les volets à l'espagnolette filtraient la rumeur et les senteurs du jardin, a reconnaître mon corps, étonné de le trouver si vierge, si intouché. Je soupçonne le désespoir d'Hans Georg: ici, comme dans les grands hôtels, tout est d'une perfection presque injuste. La douceur environnante a quelque chose d'accablant: il faut sans cesse expier ou payer son bonheur. Dans ce coin d'ombre et d'isolement, vers onze heures du matin, propres et frais, parfumés, après un petit déjeuner pour une fois délicieux, il devient difficile de se mettre a écrire, fût-ce a un ami, on se trouve dans une situation de confort si inhabituel qu'elle confine à l'amnésie, au reniement des sentiments, a l'hébétude, et cet exercice redevient une peine, un labeur. Les yeux cherchent dans le paysage, dans les couleurs, dans les profondeurs, dans les variations lumineuses, dans les distances, en s'y suspendant, des appels a l'écriture: elles sont là comme des drogues pour la pensée, elles inspirent de fausses certitudes, des trouvailles qu'il faudra démentir.
(…)


Notre chambre, la 363, comme je te l'ai dit, donne sur le jardin (nous avons refusé une chambre plus petite sur le Nil); en arrivant, nous avons ouvert grandes les deux portes-fenêtres, nous fichant des moustiques, Hans Georg s'est fait couler un bain, ce fut une sensation de bonheur mémorable, partagée avec toi, car déjà vécue.


Extrait de
Hans Georg Berger, Hervé Guibert : Lettres d’Egypte. Du Caire à Assouan, 19..


© Actes Sud, Arles, 1995